Extrait
Sous le Masque
de Jolie Tome 1 :
Un Masque pour
Deux Sœurs
« Toc ! Toc ! Toc ! » Jolie ouvrit un œil morose. Qui osait la déranger en pleine nuit ? Elle se redressa dans son lit pour écouter le bruit persistant. « Toc ! Toc ! Toc ! » Irritée, elle rabattit ses draps et couvertures et tâtonna sur sa table de chevet à la recherche de la chandelle. Elle l’alluma grâce à une braise de l’âtre avant de se diriger vers l’endroit d’où venait la résonance. Une forme blanche apparut dans l’encadrement de la fenêtre quand elle l’ouvrit. Un fantôme ! Jolie poussa un hurlement et tomba en arrière sur ses fesses. Elle se redressa d’un bond, prête à l’affronter. Dans un premier réflexe, elle attrapa sa pantoufle pour frapper à plusieurs reprises la tête du spectre, qui se protégea de ses bras.
— Aïe ! Arrêtez donc de me maltraiter, c’est moi, Philippe !
— Philippe ?
Ce qu’elle avait pris pour un fantôme n’était autre que la perruque d’un blanc immaculé de son fiancé.
— Jolie, laissez-moi entrer. Je suis en équilibre bien précaire sur cette échelle.
— Mais qu’est-ce que vous faites là ?
— Je me suis dit que le temps me semblerait bien long jusqu’à notre mariage. J’ai donc décidé de venir vous conter fleurette.
— Me conter fleurette ? J’espère que vous plaisantez ?
— Pensez-vous vraiment que je serais sorti du confort de mon lit si ce n’était pour vous voir ? Laissez-moi entrer, je suis attaqué par une horde de moustiques !
Il voulut s’accrocher à sa robe de nuit, mais elle bondit en arrière. Jolie entendit un cri étouffé, puis un « crac » assourdissant et de nouveau un cri. Horrifiée, elle se pencha vers la fenêtre et constata que Philippe gisait sur le sol.
— Oh, mon Dieu ! Philippe, est-ce que ça va ?
Un gémissement désespéré sortit de la bouche du malheureux. Sans se soucier de la légèreté de sa tenue et de ses pieds nus, Jolie se dépêcha de descendre les marches qui menaient au rez-de-chaussée. Elle ouvrit la porte en grand et se précipita dans le jardin. Philippe était étendu sur le dos à quelques pas d’elle.
— Oh, Philippe, je suis désolée ! Philippe, je vous en supplie, répondez-moi !
Morte d’angoisse, désespérée à l’idée de l’avoir tué, Jolie se pencha vers lui pour embrasser ses lèvres. Elle était prête à tout pour ranimer une seule flamme de vie dans ce corps inerte. Tout à coup, il la saisit par les hanches et la renversa sous lui. Elle se rendit compte qu’il était tombé sur un énorme tas de paille. Du premier étage, il n’avait pas dû se faire très mal en chutant sur ce lit douillet. Le craquement qu’elle avait entendu n’était autre que celui de l’échelle qui avait cédé sous son poids. Elle tambourina la poitrine de Philippe de ses poings, furieuse d’avoir été à ce point abusée.
— Goujat ! Menteur ! Profiteur !
Jolie leva le genou pour le frapper à l’entrejambe. Il poussa un cri de douleur et, cette fois, il n’était pas feint.
— Malheureuse ! Vous cherchez donc à abîmer ma seule richesse ?
Il roula à nouveau sur le dos, ferma les yeux et exhala un long soupir.
— C’est bien la première fois qu’une femme tente de me briser les bijoux de famille alors que j’essayais juste de lui exprimer ma tendresse.
— Je vous l’ai déjà dit, votre vision de la tendresse est un euphémisme !
— Bon, mon ardeur, si vous préférez ! Vous pourriez au moins souligner mon courage. Vous êtes désagréable, peu chaleureuse, violente, mal fagotée et, malgré tout, je brûle de désir pour vous. Vous devriez me remercier, un autre aurait pris le large !
— Merci ! Je vous adresse ma plus profonde reconnaissance ! Sans vous, je serais probablement devenue une vieille fille acariâtre.
— Ah, voilà ! J’aime quand vous revenez à de meilleurs sentiments ! Je vous pardonne le fait d’avoir failli briser le cadeau que je vous réservais pour nos noces, mais seulement si vous m’embrassez.
Jolie éclata de rire. Philippe de Marcieu avait réussi cette gageure, car elle ne s’accordait pas souvent ce réflexe propre aux personnes gaies. La lune éclaira le visage de son fiancé, souligna l’horrible poudre de céruse sur sa figure, mais aussi sa bouche rouge et… tentante. Oui, c’était bien le mot : tentante. Elle, qui pouvait se vanter d’avoir la tête sur les épaules, la perdit en une fraction de seconde. Elle se jeta sur lui pour l’embrasser à en perdre haleine. Sa langue força ses lèvres, à la recherche de la sienne. Elle ne se reconnaissait plus, emportée par la flamme de l’ivresse. Elle porta atteinte aux chastes oreilles du Seigneur en proférant un juron indigne d’une demoiselle. Tudieu, comme j’aime ça ! Sa bouche est plus tentante que la pomme du paradis qui a mené Ève à sa perte ! pensa-t-elle.
— Ça alors ! Monsieur le comte, qu’est-ce que vous faites à ma petite ?
Réveillée par un bruit de voix, Mariette avait jaugé la situation d’un simple coup d’œil par la fenêtre de sa chambre. Toujours prête à défendre la réputation de Jolie, elle s’était précipitée à son secours. En reconnaissant sa voix, Philippe repoussa sa fiancée, qui roula sur le côté. À la faveur de la lune, il croisa le regard furieux de la domestique. Se relevant d’un bond, il frotta vigoureusement l’herbe sur ses vêtements tout en se composant une expression courroucée.
— Ah, ma brave Mariette, vous arrivez juste à temps ! Votre maîtresse a failli compromettre ma réputation. Elle s’est jetée sur moi comme un tigre sur sa proie, je n’ai pu rien faire pour me protéger.
— Vous allez me faire croire qu’un grand gaillard comme vous n’a pas pu se défendre face à ma petite ?
— Vous en avez de bonnes ! On voit bien que vous n’êtes pas un homme ! Comment résister à l’appétence de ma fiancée à quelques jours de nos noces ?
Aussi agile qu’un roseau, il se ploya en deux devant les femmes pour les saluer, grimpa sur sa monture et s’en retourna chez lui. Mariette tendit la main pour aider Jolie à se redresser.
— Eh ben, je pensais que vous lui trouviez tous les défauts. À voir la manière dont vous l’embrassiez, on dirait que vous avez bien vite changé d’avis sur ce sinistre individu.
À son tour, Jolie lissa sa robe de nuit pour faire tomber les fétus de paille. Elle se garda de fournir de lamentables dénégations à la constatation de Mariette. Pourquoi répondre par un mensonge à une vérité ? Cette nuit-là, elle éprouva de la difficulté à fermer l’œil, troublée par le feu intérieur qui la consumait depuis son corps à corps avec Philippe.